L’article original a été publié dans The Guardian par Edward Bullmore, responsable du département de Psychiatrie de l’Université de Cambridge, et auteur de The Inflamed Mind (éditions Short Books). La dépression sévit dans de nombreuses familles, c’est bien connu. Mais ce n’est que très récemment, et après énormément de controverses et de frustrations, que l’on commence à savoir comment, et pourquoi. Les découvertes scientifiques majeures signalées la semaine dernière par le Psychiatric Genomics Consortium dans Nature Genetics représentent une avancée durement gagnée pour notre compréhension de ce trouble très commun et potentiellement invalidant.
Si vos parents ont souffert de dépression, vos chances d’en pâtir ou d’en avoir pâti augmentent considérablement. Le risque de faire une dépression est de un sur quatre pour l’ensemble de la population — chacun d’entre nous a donc 25 % de chances de vivre une dépression à un moment donné de sa vie. Et si vos parents étaient dépressifs, vos risques de l’être augmentent à un sur trois.
Cependant, la controverse a longtemps tourné autour du débat nature versus éducation. Le fils dépressif d’une mère dépressive est-il victime de l’éducation inadéquate et de l’environnement émotionnellement froid, et peu affectueux que cette dernière lui a procuré au cours de ses plus tendres années ? Ou bien est-il déprimé parce qu’il a hérité des gènes dépressifs de sa mère qui ont déterminé biologiquement son sort émotionnel, indépendamment des compétences parentales ? Est-ce la nature ou l’éducation, la génétique ou l’environnement qui expliquent la dépression au sein des familles ?
Au XXème siècle, les psychiatres sont ingénieusement arrivés à certaines des réponses à ces questions. On avait par exemple constaté que des vrais jumeaux — dont l’ADN est identique à 100 % — étaient plus susceptibles de vivre des expériences de dépression similaires que des faux jumeaux, qui ne partageaient que 50 % de leurs séquences ADN. Ce qui indiquait clairement que la dépression est génétiquement héritable. Mais au vingt-et-unième siècle, l’identité précise des « gènes de la dépression » n’est toujours pas claire. Depuis 2000, des efforts considérables de recherche ont été réalisés pour découvrir ces gènes, mais le champ a été brouillé par de fausses espérances et des résultats peu cohérents.
C’est pour cela que l’étude publiée la semaine dernière constitue un évènement marquant : pour la première fois, des scientifiques du monde entier — avec des contributions majeures de centres de recherche en génétique psychiatrique du Royaume Uni, largement financés par le Medical Research Council à l’Université de Cardiff, à celle d’Edimbourg et au King’s College de Londres — ont réussi à combiner des données d’ADN sur un échantillon suffisamment long pour localiser les régions du génome associées à un risque accru de dépression. On sait donc maintenant, et on peut en être presque certains, quelque chose d’important sur la dépression dont on n’avait pas idée l’année dernière à la même époque : sur les 20 000 gènes que comprend le génome humain, au moins 44 contribuent à la transmission du risque de dépression d’une génération à l’autre.
Oui mais voilà. Cela soulève pratiquement autant de problèmes que cela n‘en résout. Attardons-nous un peu pour commencer sur le fait qu’il existe de nombreux gènes à risque ; chacun d’entre eux contribue à une petite quantité de risques. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une preuve irréfutable, d’un gène solitaire qui fonctionnerait comme un interrupteur binaire, causant inévitablement la dépression chez les gens suffisamment infortunés pour en hériter. Soyons plus réalistes : nous héritons tous de certains de ces gènes impliqués dans la dépression et nos chances de déprimer dépendent en partie de la quantité de ces gènes et de leurs effets cumulés. A mesure que la recherche avance et que des échantillons toujours plus grands d’ADN sont disponibles pour des analyses, il est probable que le nombre de gènes associés à la dépression augmente encore.
Tout cela nous apprend donc que nous ne devrions pas poser de limites entre « nous » et « eux », entre les patients atteints de dépression et les gens bien portants : il est beaucoup plus probable que notre héritage génétique, fort complexe, nous situe sur un continuum de risques que nous partageons tous.
Quels sont ces gènes et que nous disent-ils des causes profondes de la dépression ? Il s’avère que nombre d’entre eux sont connus pour jouer un rôle important dans la biologie du système nerveux. Ce qui correspond à l’idée que les perturbations de l’esprit doivent refléter des perturbations sous-jacentes du cerveau.
Et il y a plus surprenant encore : un grand nombre de gènes influant sur le risque de dépression jouent également un rôle dans le fonctionnement du système immunitaire. Il y a de plus en plus de preuves que l’inflammation, la réaction de défense de notre système immunitaire face à des menaces telles que l’infection, peut provoquer une dépression. On prend également de plus en plus conscience du fait que le stress social peut entraîner des inflammations accrues de l’organisme. On sait depuis des décennies que le stress social est un facteur à très haut risque pour la dépression. Et aujourd’hui, il semblerait que l’inflammation puisse être l’un des chaînons manquants : le stress provoque une réaction inflammatoire de l’organisme, qui entraîne des changements dans la façon de fonctionner du cerveau, lesquels provoquent à leur tour les symptômes mentaux de la dépression.
Connaître les gènes qui influent sur le risque de faire une dépression a aussi des implications importantes pour les traitements pratiques. Il n’y a eu aucune avancée de taille dans les traitements depuis les années 1990 environ, bien que la dépression soit la principale cause unique de handicap médical au monde. Nous devons trouver de nouvelles voies thérapeutiques et la nouvelle génétique est un excellent point de départ pour la recherche de traitements qui puissent réduire de façon plus précise les causes ou les mécanismes de la dépression. On pourrait aisément imaginer la conception, dans le futur, de nouveaux antidépresseurs qui pourraient cibler les protéines inflammatoires codées par les gènes influant sur les risques de dépression. Il est passionnant de penser que la nouvelle génétique de la dépression pourrait également déboucher sur des progrès thérapeutiques en psychiatrie.
Enfin, bien que je pense que ces découvertes de la génétique soient essentielles, je ne les vois pas comme devant mener à des divisions idéologiques. Elles ne prouvent pas que dans le cas de la dépression, « tout se passe dans le cerveau », ni que les traitements psychologiques sont inutiles. La génétique jouera biologiquement un rôle prépondérant mais si nous comprenons mieux le champ d’action de ces « gènes de la dépression », nous pouvons peut-être découvrir que nombre d’entre eux contrôlent la réponse du cerveau ou du corps face au stress lié à l’environnement dans lequel nous évoluons. Et dans ce cas, le meilleur traitement pour un patient pourrait être un médicament ciblant un gène ou une intervention ciblant un facteur environnemental comme le stress.
En bref, une compréhension plus approfondie de la génétique de la dépression nous mènera au-delà de la question de laquelle nous sommes partis : est-ce une question de nature ou d’éducation ? S’agit-il des gènes ou de notre environnement ? La réponse aura sûrement à voir avec les deux.