Le droit de ne pas savoir : quand l’ignorance est un bonheur… mortel

L’article original écrit par Anna Clausen, 2017 école de journalisme de U.C. Berkeley et student fellow au Pulitzer Center, est publié dans le site du pulitzercenter ici. Cette recherche a été soutenue par le Pulitzer Center.

Une sculpture d’ADN au siège de deCODE Genetics à Reykjavik. L’entreprise génétique affirme qu’elle possède toutes les informations nécessaires pour identifier avec précision presque toutes les personnes porteuses d’une mutation BRCA en Islande.


Une sculpture ADN ā deCODE Genetics, Reykjavik. La compagnie dit avoir les informations suffisantes pour identifier tous les porteurs de mutation BRCA an Islande. Avec la permission de Anna M. Clausen

REYKJAVIK—C’était son premier jour de vacances d’été, en 2015. Erna Ingibergsdóttir se prélassait chez elle, regardant ses deux plus jeunes enfants jouer. Et puis le téléphone a sonné. C’était au sujet de la protubérance dans son sein.

«J’étais tellement sûre que ce n’était rien», dit-elle. «Puis la dame qui m’a appelé a voulu que je passe chercher mes résultats».
Ingibergsdóttir a refusé. La dame devrait donc le lui dire par téléphone. Deux semaines plus tard, elle a subi une double mastectomie.
Avec son regard d’éternelle optimiste Ingibergsdóttir est presque trop positive. Lorsqu’elle a annoncé la mauvaise nouvelle à une amie, elle s’est empressée d’ajouter de bonnes nouvelles —elle allait pouvoir avoir « des seins canons ! ». Elle admet malgré tout que le traitement a été très lourd pour elle. Elle regarde par la fenêtre d’un café du centre-ville de Reykjavik, deux ans après le diagnostic, et son sourire omniprésent depuis maintenant 47 ans semble s’évanouir dans ses yeux.

«J’ai vraiment été très, très malade», dit-elle, le côté droit de ses lèvres tressaille. «La chimio c’était dur ; je ne recommande pas».
Dans la plupart des cas, de telles maladies ne peuvent être évitées. Mais il y avait de fortes chances d’éviter le cancer d’Ingibergsdóttir, sans le paradigme installé de longue date de l’éthique médicale : le droit de ne pas savoir.
Ingibergsdóttir est l’une des 2 400 islandais porteurs d’une mutation du gène BRCA2. Ce qui représente 0,8 % de la petite nation insulaire. La mutation, comme la mutation du gène BRCA1 est devenue célèbre grâce à un op-ed d’Angelina Jolie dans le New York Times. Elle a été associée à un risque fortement accru de cancer du sein et des ovaires pour les femmes, et de cancer de la prostate pour les hommes.
Les femmes porteuses d’une mutation BRCA2 ont en moyenne un risque de cancer du sein de 69 %. Pour certaines, selon les antécédents familiaux, le risque peut dépasser les 80 %. La bonne nouvelle est que le risque peut être réduit d’environ 90 % grâce à des chirurgies préventives, comme la mastectomie radicale qu’a subie Angelina Jolie. Ingibergsdóttir n’a jamais eu le choix.

Erna Ingibergsdóttir diagnostiquée avec un cancer du sein en 2015. Elle était porteuse d’une mutation sur le gène BRCA2. Avec la permission de Anna M. Clausen

Le gouvernement islandais propose un service de conseil en génétique relativement accessible. Mais à l’exception d’un seul parent connu, la famille d’Ingibergsdóttir n’a pas d’antécédents de cancer du sein, alors elle n’est jamais allée faire d’analyses. Comment aurait-elle pu savoir?
Aux Etats-Unis, une femme sur 500 est porteuse de mutations BRCA1 ou BRCA2. Collecter les données pour les retrouver toutes serait une tâche colossale. Mais en Islande, le travail a déjà techniquement été effectué. L’entreprise biopharmaceutique deCODE Genetics affirme avoir recueilli suffisamment de séquences d’ADN complètes pour connaître avec précision la composition de l’ADN de pratiquement tous les Islandais, une nation qui compte à peu près 340 000 individus. Au fil du temps, les Islandais ont préservé des registres généalogiques obsessionnels et la plupart d’entre eux peuvent retracer leur lignée pour remonter jusqu’à des ancêtres communs. Ces registres, associés aux séquences d’ADN des données cryptées de deCode signifient que l’entreprise détient des informations sur tous les porteurs de mutations BRCA possibles, même ceux qui n’ont jamais subi de tests génétiques ni participé aux études de la société.

Depuis 2013, Kári Stefánsson, le PDG de deCode, se bat pour contourner le droit de ne pas savoir, inscrit dans la loi. Il voudrait « appuyer sur un bouton » et découvrir l’identité de chaque porteur de BRCA du pays. Il pense que lorsqu’il s’agit de sauver des vies, la loi devrait être contournée ; toutes les personnes porteuses d’une mutation devraient être informées.
«Si quelqu’un disparaît sur les Hautes Terres nous envoyons des équipes de quelques centaines de chercheurs pour les trouver », dit-il. « On le fait sans leur demander la permission. On enfreint tout autant leur droit d’être laissés tout seuls que lorsque l’on tente de sauver les vies des gens qui portent ces mutations».

Stefánsson affirme qu’il n’est pas contre le droit de ne pas savoir. Il pense simplement que le droit de vivre est plus important.
«Je dirais que c’est un peu fou, un peu vicieux », dit-il. « On ne laisse pas les gens mourir si jeunes si on peut les aider, point final!»
Beaucoup de gens le voient de cette façon — mais, et c’est étonnant, Ingibergsdóttir n’en fait pas nécessairement partie. La plupart des membres de sa famille élargie a subi des tests génétiques pour le BRCA2, mais quelques personnes ne veulent toujours pas savoir, voire peut-être jamais. Parmi ces personnes, sa fille de 23 ans, dont la grand-mère paternelle est également porteuse d’une mutation.
Ingibergsdóttir ne veut pas faire pression sur sa fille. Après tout, elle est encore jeune et ces informations influenceront toutes ses décisions majeures à partir du moment où elle saura.
«Si j’avais su, je ne suis pas sûre que j’aurais eu mes deux derniers enfants », dit-elle. « Je ne veux pas répandre ça. Je me sens coupable en tant que mère».

Vigdís Stefánsdóttir, conseiller en génétique à l’Hôpital universitaire nationale d’Islande, a vu des personnes appartenant à des familles que l’on savait porteuses du BRCA2 venir pour un diagnostic jusqu’à 20 ans après la découverte de la mutation. Dans son tiroir, elle a beaucoup de dossiers contenant des informations sur les gens qui sont venues mais n’ont jamais terminé le processus. Parfois, elle rappelle et rappelle les gens, lorsqu’elle est en possession de leurs résultats de tests sanguins, sans jamais arriver à les contacter.
«Alors je laisse filer et je range le dossier dans le tiroir», dit-elle. «Parce que je sais que le la personne qui a consulté n’est pas prête à connaître les résultats».

Vigdís Stefánsdóttir rencontre des Islandais qui veulent savoir si Ils ont porteurs d’une mutation BRCA2. Avec la permission de Anna M. Clausen

Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles quelqu’un fait marche arrière, dit Stefánsdóttir. Savoir ce que prédisent nos gènes peut sauver des vies, mais cela peut également mener à une existence pleine de préoccupations et de problèmes de santé mentale quand les personnes porteuses sont dans l’attente. Elle prétend que seul le patient peut décider si le moment est venu.
«La règle est la suivante : moins on peut en faire pour la maladie, moins les gens veulent savoir s’ils sont en danger. C’est le cas avec Alzheimer : chaque fois que l’on oublie quelque chose, que l’on oublie ses clés quelque part – attendez, les symptômes ont-ils commencé? C’est un peu la même chose avec les gènes BRCA. Si je ressens une douleur dans la poitrine, est-ce que c’est le premier signe d’un cancer du sein?»
Elle dit que l’information transforme les gens —une fois que l’on sait, il n’y a pas de retour en arrière.
«Je n’aime pas parler du droit de ne pas savoir. Le droit de savoir c’est quand c’est bien pour vous».
Cela sonne particulièrement vrai pour Íris Katrín Barkardóttir, qui a 31 ans et a attendu presque dix ans pour faire un diagnostic. Sa mère, décédée d’un cancer au mois de mars 2011, avait raconté qu’elle était porteuse de la mutation quand Barkardóttir avait 20 ans. Elles avaient toutes les deux décidé qu’elles ne voulaient pas savoir.

«Etre vivant c’est mortel, et si on pense toujours aux « et si », on se retrouve coincé dans un cycle d’angoisses», dit-elle. «Je souffre d’anxiété alors j’essaie de faire taire ces pensées, mais elles réapparaissent évidemment».
Assise dans sa cuisine lumineuse dans le quartier de Laugardalur à Reykjavik, Barkardóttir caresse avec amour un petit chiot blanc installé sur ses genoux, se réconfortant autant qu’elle réconforte le chien pendant qu’elle raconte son histoire.
Elle a vu sa mère passer par une chimiothérapie atroce et par de multiples traitements de radiothérapie, et perdre à un moment donné la peau de ses mains et de ses pieds. L’expérience l’a marquée mentalement et l’idée d’avoir à traverser tout ça était trop dure à vivre. Le droit de ne pas savoir l’a emporté sur celui de savoir.

Cependant, Barkardóttir en est venue à changer d’avis. Elle a fini par faire un test à 29 ans, et il lui a fallu un certain temps pour programmer son premier examen des seins. Lorsque l’image de l’IRM a montré une tâche sur son sein, elle a fondu en larmes.
«J’ai pleuré pendant 24 heures d’affilée », dit-elle. «Je me sentais comme une bombe à retardement».
Elle était convaincue qu’elle allait mourir et rongée par les remords. Pourquoi n’y était-elle pas allée plus tôt ? Elle devait passer d’autres examens la semaine suivante mais a supplié l’équipe médicale du service de dépistage de reporter son rendez-vous au lendemain.
En fin de compte, la tâche s’est avérée être une fausse alerte.
Barkardóttir a l’intention de se faire faire une mastectomie préventive et envisage également une ovariectomie (ablation chirurgicale des ovaires), plus tard dans sa vie. Pendant cette période où elle pensait qu’il était trop tard, elle aurait aimé que quelqu’un lui impose des informations, mais aujourd’hui elle est contente de pouvoir contrôler le timing.

«J’ai traversé des moments difficiles après le décès de maman et je ne pouvais pas alors avoir ce nuage infernal planant au-dessus de ma tête. C’est quelque chose qui demande une certaine maturité mentale. Il était pour moi crucial de ne pas savoir plus tôt».
Bien sûr, pour Barkardóttir, c’est facile à dire, maintenant. En ne sachant pas, elle s’est évité dix ans d’examens du sein crispants et d’être transie de peur. Mais qu’est-ce que vivre avec la peur ou subir des opérations potentiellement inutiles, par rapport à ne pas vivre du tout? Qu’en est-il de ceux qui ne savent pas jusqu’à ce qu’il ne soit trop tard? Un comité gouvernemental travaille à un terrain d’entente.

«Le groupe est d’accord sur le fait que les droits de ceux qui ne veulent pas savoir — une posture qu’il est très important de respecter — ne doivent pas faire obstacle à ceux qui veulent savoir et qui en ont besoin », dit le président du comité, Sigurður Guðmundsson, Directeur Médical; il ajoute qu’il est de la plus haute importance que ce problème soit résolu.
«Nous avons longuement discuté du consentement présumé, mais on nous a fait remarquer que tous les chemins visibles allaient vraiment à l’encontre des lois sur la protection de la vie privée — et de la constitution.»
Le comité a donc cherché d’autres moyens de combler le vide. En fait, aux dires de Guðmundsson, une solution impliquant un portail national de la santé semblerait être en vue.

Íris Katrín Barkardóttir a attendu près de 10 ans avant de décider de savoir si elle était porteuse d’une mutation BRCA2. Avec la permission de Anna M. Clausen

Les informations génétiques provenant d’études scientifiques, comme les informations sur les personnes porteuses de mutations BRCA, pourraient être non-cryptées et téléchargées sur le site du portail, où les utilisateurs pourraient avoir accès à leur dossiers médicaux. De nos jours, l’une des principales préoccupations concerne les personnes qui ne savent pas qu’elles devraient se faire examiner, mais le portail mettrait cette suggestion au tout premier plan. Au lieu d’avoir à chercher des réponses dans un établissement médical, les utilisateurs pourraient accéder en un clic à l’état de leurs gènes BRCA ainsi qu’à des instructions sur la façon de procéder.
L’idée n’est pas parfaite. Tout d’abord, il est préférable de recevoir une mauvaise nouvelle en personne de la part d’un professionnel de la santé plutôt que de la lire sur le net, peu importe le matériel d’aide fourni. Cette démarche résout en revanche la question de l’intrusion et donne du pouvoir à l’individu.

Il faut aussi que les chercheurs puissent fournir ce genre d’information aux personnes qui le souhaitent, dit Guðmundsson. Indépendamment de la façon dont est reçue l’information, il dit que chacune de ces personnes devrait toujours être orientée vers un conseiller pour un diagnostic plus approfondi. « Il existe d’autres approches, mais probablement aucune qui ne soit meilleure que celle-ci ».
Stefánsdóttir est d’accord. Si la société décidait qu’elle veut en fait que les chercheurs informent les gens des risques pour la santé chaque fois qu’ils en rencontrent, il faudrait mettre en place tout un système, non seulement pour le droit de ne pas savoir, mais aussi pour des questions de logistique.

«Un système qui permet à chacun de décider où, quand, et dans quelles circonstances nous accédons à l’information», dit-elle. Elle ajoute que la découverte constante est inhérente à la recherche.

«On ne peut pas espérer des chercheurs qu’ils contactent chaque participant chaque fois que cela se produit».

L’article original écrit par Anna Clausen, 2017 école de journalisme de U.C. Berkeley et student fellow au Pulitzer Center, est publié dans le site du pulitzercenter ici. Cette recherche a été soutenue par le Pulitzer Center.

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